Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes des pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ebouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés, débauchés
Manœuvres désoeuvrés
Polaks du Marais et du Temple des rosiers
Cordonniers de Cordoue
Soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares et du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués, au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baigniez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquiez chaque soir
Dans des locaux disciplinaires
Avec une vieille boite à cigare
Et quelques bouts de fils de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze Juillet
Enfants du Sénégal
Dépatriés expatriés, et naturalisés
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui
De retour au pays, le visage dans la terre
Et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé la monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné vos petits couteaux dans le dos
Etranges Etrangers
Vous êtes de la ville, vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez, même si vous en mourrez
Jacques Prévert