Entre deux rives, par Pascal Bonnel


Société / dimanche, juin 4th, 2023

Mon grand ami de Prunelli di Fiumorbu Pascal Bonnel m’a fait l’immense bonheur de m’envoyer une de ses nouvelles. Il faut reconnaître qu’en mettant un S à Grains je comptais ouvrir ce blog à des pensées diverses d’autres proches. Certains l’ont refusé, et la route de Grains de sable a continué en solo. Je gage que Pascal n’hésitera pas à m’envoyer sa prose, c’est un immense plaisir. 

Entre deux rives.  ICI EN PDF

Entre deux rives

 

Ni ici, ni là bas…

Ici ou là bas, je ne suis pas chez moi.

Ici, j’ai ma famille, mon travail, mes amis et ceux qui ne le sont pas.

J’ai vite eu mes papiers quand ma femme et moi sommes arrivés ici. Il fallait construire, cultiver, faire renaître un pays. Alors, ils sont venus me chercher, nous chercher.

Je suis fier de tout ça. Maintenant mes enfants sont des petits Français, ils vont à l’école et réussissent bien leurs scolarités.

Je suis fier de tout ça, mais je ne suis pas chez moi et tout ici me le rappelle, tous les jours, tout le temps.

Je ne cherche pas à savoir où est la faute.

Bien sûr, nous avons nos amis de là bas avec lesquels on partage des souvenirs, des traditions, une culture, une religion. Ils appellent ça « la communauté maghrébine »

Mais partout les humains se rassemblent se regroupent par affinités, autour de leurs ressemblances, leurs intérêts, leurs langues.

Loin de sa terre natale, qui ne recherche pas ceux qui parlent sa langue, se nourrissent de la même cuisine, partagent les mêmes traditions ? Et se sentent-ils chez eux ?

Je me prénomme Azedine. Mais beaucoup m’appellent Mohamed, ou Momo, c’est plus facile et, de toutes façons, « ils s’appellent tous Mohamed » n’est-ce pas ?

Mes enfants, qui parlent très bien le français, tout comme des petits Français, entendent tous les jours qu’ils ne sont pas chez eux. Ils sont pourtant nés ici, ils ont des papiers français. Mais non ! Comme moi, ils ne sont pas d’ici, pas vraiment, pas complètement.

 

Là bas, au bled, on y va l’été. « Au bled » comme on dit, comme ils disent pour nous. Personne ne connaît le nom de ce fameux « bled », à part nous, les « blédards ». Ça n’intéresse que peu de monde ici, à part l’administration et celles et ceux qui veulent en savoir plus sur vous, l’étranger.

Mon bled à moi c’est Bab Taza, Maroc.

Là bas, j’ai des sœurs, des frères, leurs enfants, la famille quoi ! Et j’ai même une maison, jamais finie, mais un jour… Et nous y avons des amis aussi,

Ni ma femme ni moi, n’avons jamais voulu rompre les liens qui nous relient à ce lieu. C’est notre histoire, notre jeunesse, notre sang, nos origines. C’est là bas qu’a germé cette graine d’une vie meilleure dans nos têtes. Arrosée d’espérance, de rêves et de volonté, elle a voulu pousser ailleurs.

Quand nous arrivons là bas, tout le monde nous attend, tout le monde nous invite. Nous apportons des cadeaux pour chacune et chacun, des cadeaux qui ont pris toute la place dans et sur la voiture, « même la place des jambes » comme disent les enfants ! Des cadeaux qui ont cassé un peu plus les amortisseurs.

Mais là bas, on est pas (plus) d’ici, mais de là bas. Les « Françaouis » ils nous appellent ma famille et moi, ou les « vacanciers » .

On les retrouve toutes et tous. Ils nous présentent les nouveaux venus, celles et ceux qui sont nés depuis notre dernier passage. Et puis les larmes coulent encore un peu quand les prénoms de celles et ceux qui sont partis pour un ailleurs sont prononcés. Les souvenirs reviennent, toujours les mêmes. Ces vécus qui nous unissent et nous réunissent.

Les rires, les jeux et les disputes des enfants, l’agitation qui arrive le soir avec la fraîcheur de la nuit, le parfum de l’eau de fleurs d’oranger et les volutes des thés à la menthe brûlants et sucrés, les chants et les youyous, les palabres et les conflits de succession, c’est une vie intense qui nous attend là bas, au pays.

Et comme le temps est compté, il faut en faire, en dire, en voir le plus possible.

Et quand tout a été fait, dit et vu, il faut refaire les valises et mettre « tout ça dedans » pour repartir là bas.

 

Ici, je suis toujours de là bas !

 

Entre les deux, le voyage, la traversée, comme un grand trait d’union.

Un jour, sur ce bateau qui fait le voyage entre deux ports, j’ai eu l’impression d’être enfin chez moi.

Je l’aime bien le temps de la traversée, dans un sens ou dans l’autre. Une mélancolie en mouvement sur l’océan.

J’aime aussi, pendant la traversée, aller tout à l’avant, à la proue, et regarder le spectacle de la lutte entre le liquide bleu profond et l’étrave du navire. Un vrai combat, une lutte qui éclabousse le vent, scintille et brille au dessus de la surface.

Le métal fend violemment l’élément liquide qui finit, dans de bruyants jets d’écume, par s’ouvrir et se fendre en deux, vaincu.

Quand je tiens mes yeux fixes sur le lieu du conflit, il y a toujours un moment où je ne sais plus si c’est le bateau qui avance ou l’eau qui se jette sur son arête profilée et tranchante.

Et le bateau gagne le combat contre les éléments. Mais c’est une victoire bien éphémère car, parti vers la poupe, je vois bien que la mer, fendue et déchirée un moment, se referme et va cicatrisant sa blessure dans une mousse blanche mêlée aux remouds et qui s’estompe à l’horizon.

C’est donc ce jour là, à l’aller ou au retour, je ne me souviens plus très bien, que je me suis dit :

– Ce navire entre deux rives, c’est moi, c’est moi qui me bats contre vents et marées pour tracer ma route ; c’est moi qui laisse après mon passage mousses, écumes, vagues et vaguelettes s’en allant mourir à l’horizon ; c’est moi et ce sont ces passagers, ces voyageurs, qui vont et viennent, d’un pays à l’autre, d’une rive à l’autre.

Ils partent, ils arrivent, ils restent, ils fuient, ils espèrent, ils rêvent de construire une autre vie, une famille, une maison. Ils et nous cherchons un ailleurs, un nouvel ailleurs, ou un ancien autre part.

Et c’est le temps de la traversée que nous sommes enfin nous mêmes, eux et moi. Eux, les voyageurs,les migrants, les touristes, les « clandos » les étrangers et moi avec eux, posés sur ce trait d’union mouvant à la surface des eaux profondes.

Il est bien là et ici le lieu commun des populations poussées à aller vivre ailleurs, qui vont chercher loin de chez eux de quoi mieux revenir. Ce lieu, c’est la traversée, celle des mers et des océans, celle des déserts, des montagnes, des fleuves, des airs, des frontières.

Je suis cette traversée, elle est en moi et elle imprime, marque, identifie qui je suis, qui ils sont…

 

Et vous, qui êtes vous ?

Qui étaient vos ancêtres ?

Qui seront vos générations futures ?

-Des traversées !

Et si ça ne sont pas les mers, les montagnes, les frontières, les déserts, les airs qui ont été, sont et seront traversés, c’est une bien autre géographie qui le sera : la vie, trait d’union entre deux rives, mer immense et profonde faite de luttes et de larmes, mais aussi de beautés et d’espoirs !

Passage !

 

 

 

« Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et les gens qui vont sur la mer » Platon (ou Aristote, c’est selon)

 

 

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