l’accumulation


Société / samedi, décembre 5th, 2020
L’accumulation 
 
Encore une fois je vous conseille d’aller voir sur thinkerview, cette fois pour l’itv de l’écrivain philosophe Eric Sadin. Oui c’est long, vous n’êtes pas obligés de l’écouter en un seul coup. 
Si vous mettez de côté des manières légèrement agaçantes du personnage, le discours ou récit est plein d’enseignements.  Comment relier le « Second traité de gouvernement »  de John Locke à la fin du 17eme siècle à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle en passant par  la révolution de 1789 et Condorcet,  l’industrialisation du 19eme siècle, les deux guerres mondiales,    le moment clé de la fin de la seconde et le dessin d’un « contrat social », l’apparition du chômage de masse, de la délocalisation, du choc pétrolier, de l‘élection de Mitterrand et de ses espoirs trahis, l’arrivée de l’ordinateur, de l’iPhone, des « réseaux sociaux », du like, de Macron pour démontrer la prédominance d’un système unique : le culte de l’enrichissement personnel pour une liberté individuelle, en gros l’individualisme libéral. Présentement ça parle de comment on se retrouve « fracassés », pris au piège de nos multiples désillusions, dans un monde qui nous renvoie à notre propre impuissance. En résumé soit vous l’écoutez soit vous achetez son dernier bouquin «  L’ère de l’individu tyran ».
A titre personnel ce sont deux notions qui m’ont plus particulièrement touché : l’adhérence au projet commun et le phénomène d’accumulation. Car les deux me font penser à mon grand-père. Sadin parle de la mémoire des peuples du côté de l’intime. Il dit : « on connait les souffrances de nos grands-parents , celle de nos parents, et quand elles s’additionnent aux nôtres on n’en peut plus ! C’est un phénomène d’accumulation… »
Il parle aussi de la perte d’un projet de « monde en commun », du faire ensemble et pour tous, d’un projet collectif. Alors immanquablement cela me fait penser au grand père. Parti de Pologne en 1912 pour la France, pays de liberté et de laïcité, combattant avec Pétain jusqu’en 18 puis avec Franchet d’Espèrey jusqu’en 21, naturalisé français, pensant être protégé par son statut d’ancien combattant lors de l’arrivée des troupes allemandes à Paris en 1940, arrêté par la police française en tant que juif en décembre 1941, déporté à Auschwitz et décédé peu de temps après son arrivée. La douleur de ma mère attendant comme tant d’autres le retour des déportés à l’Hôtel Lutetia avant d’apprendre et de comprendre l’immensité de l’horreur. Oui, certainement, nous accumulons les douleurs du passé aux nôtres mais quelles sont elles? Car  il est facile de constater que ma génération, à l’endroit où elle a vécu est privilégiée par rapport soit à d’autres époques soit à d’autres endroits.
Mais le monde que nous avons bâti est une catastrophe, inutile d’en rappeler la liste du mensonge organisé des grandes puissances ( Irak, Arménie, Palestine), aux assassinats des journalistes et humanitaires, la mort de milliers de migrants, le déni de notre responsabilité, la pollution des airs de la terre et des mers,  la liste est longue. Et d’avoir vu, en Italie et dans certains pays d’Europe de l’Est, non seulement des citoyens mais de plus des élus défilés dans les rues le bras tendu, oui c’est une douleur et qui s’accumule à celle des autres. Dire qu’on avait pensé « plus jamais ça… »
 
Et nous en tirons quoi ? des liens à l’engagement et à la trahison. Des réactions épidermiques à l’obéissance aveugle, à l’inconscience collective, à la désobéissance civile.  Une grande méfiance à l’ordre établi, à ceux qui croient faire respecter « le bon droit » alors que ceux qui les dirigent ont oublié « le bon sens » et ont vendu leur morale aux marchands. 
Ensuite cela remet en place cette absence de projet sociétal. Celui pour lequel le grand-père est venu en France, né sans doute autour de 1905, dans lequel a été élevé ma mère et mon père, toute une génération, et qui a été abandonné.  En premier lieu à l’école censée former à la citoyenneté et qui s’est progressivement transformée en formation professionnelle, productrice de chômeurs et d’inégalités. Ensuite par le monde politique qui de recul en démission a entériné toutes les dérives de l’individualisme libéral au détriment du « vivre ensemble ». L’échec de « l’intégration » comme on dit et le renforcement des communautarismes en étant un énième signe. 
La question est : sommes-nous capables de bâtir un nouveau projet ? Utopiste, faisant rêver, donnant envie de se battre. Ce n’est pas le modèle ancien qu’il faut améliorer, c’est une autre manière de concevoir le travail, la réussite, le sens d’une vie, l’argent, la propriété, notre rapport à la terre, au monde du vivant qu’il faut inventer. Le pouvons-nous ? En avons-nous le temps ? Ce qui est sûr, c’est de s’être fait traiter de doux rêveurs et d’écolos pendant 40 ans en prévoyant « d’aller dans le mur ». Maintenant qu’on y est, l’urgence fera peut-être naitre de nouvelles idées et perspectives. Il serait temps… 
 
 
 

3 réponses à « l’accumulation »

  1. L’urgence est là ?? Pour qui ? Pour nous, c’est sûr… on la sent, on la voit, on la vit.
    Pour les jeunes qui arrivent, c’est moins évident…. les écrans, leur hyper « fausse communication réseaux (immédiateté, rapidité) les longues séries qui font passer le temps…. leur permettent de rester dans cet individualisme qui nous pollue….mais aussi de garder à distance tout ce stress insoutenable à distance …. jusqu’à ce que …..
    Ma devise…. prendre le temps de discuter communiquer avec nos jeunes :)))

  2. Ami.e.s graindesablien.ne.s bonjour !
    Merci Tavana ! (vous irez chercher la signification de ce mot polynésien sur le web si vous voulez)
    Merci pour cette réflexion fort intéressante et qui, pour ma part, en amène tant d’autres sur la perception de notre société, son avenir, sa jeunesse, ses politiques, ce que nous en faisons, voulons en faire, espérons, désespérons.
    C’est une banalité que de dire que rien n’est jamais vraiment vraiment noir ou vraiment blanc, vraiment mal ou vraiment bien. Aussi je m’interdis d’être complètement dystopique ou utopique.
    Je vois tous les jours une jeunesse prête à se battre pour un monde meilleur, propre, juste. Ne les laissons pas seuls quand ils descendent dans la rue pour crier leur révoltes et leurs espoirs !
    Je vois aussi et surtout, partout dans le monde, des femmes qui se révoltent, mènent des actions exemplaires et souvent au risque de leur vie pour chasser ici un autocrate, là les formes les plus sales du patriarcat et partout sont en premières lignes pour lutter contre un monde vicié et injuste qu’une minorité de privilégiés voudrait nous imposer comme la seule issue possible et envisageable (le TINA de Margaret Thatcher).
    Si nos jeunes se replient trop souvent sur leurs écrans aux dépends de la lecture pure, ces mêmes écrans leur ouvrent des fenêtres vers le monde. Faisons leur confiance pour le recevoir, l’interpréter et s’en construire des opinions, des convictions, des idéaux. Nous sommes aussi passés, nous les « boomers », par le regard critique (au sens négatif) de nos parents, nos profs, nos employeurs, la société, quand nous avancions vers eux nos utopies, nos espoirs, nos révoltes.
    Pour le livre, il reste la première industrie culturelle en France. Je vous laisse aller consulter les statistiques à ce sujet. Il semblerait qu’un des plus importants freins à la lecture soit le manque de temps et pas le désintérêt.
    Bien sûr, la lecture numérique prend doucement le dessus sur la lecture papier. Est-ce un mal ou un bien ? Si le numérique met la culture à portée de plus monde, je dis tant mieux, tant que le choix reste libre et éclairé.
    Bon j’arrête là ma prose, mais sachez, ami.e.s graindesablien.ne.s, que j’en dirais encore plus si vous aviez du temps et de la patience, et vice-versa…
    Je finirai par un dicton fort en symboles : « Pierre qui roule ne voit pas la poutre qui fait le ménage devant sa porte ! »
    Pascal

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