Yvan, la double peine


Société / dimanche, mars 20th, 2022

Yvan, la double peine

Au lendemain de l’agression sur Yvan Colonna, Corse Matin titrait : « la famille nationaliste se rassemble. » Mais qu’en est il de ceux qui n’en font pas partie? Ont ils le droit à l’existence? À la parole? J’écoute . Je regarde .  J’essaye de comprendre.  Depuis 20 ans, 20 ans que je suis ici en Corse. J’ai écouté Simeoni, Talamoni, Acquaviva, Giacobbi, Bernardini, * lu différents livres sur le riacquistu, sur la naissance du mouvement nationaliste, sur ses dérives.

J’ai aussi entendu  les silences. De ces parents d’enfants menacés en plein cours de collège et de lycée s’ils ne font pas grève, du soutien des responsables de ces ’établissements scolaires  aux élèves menaçants, le silence de tous ces habitants , membres de cette communauté de destin , venant du continent, du Maghreb, du Portugal, d’Afrique, d’Europe de l’Est qui font vivre ce pays, le bâtissent, qui n’ont pas droit de vote ni droit à la parole. Et qui se taisent.  J’entends le bruit autour de cette famille qui faillit se faire lyncher sur une plage et comment fut prit la défense des agresseurs. Je vois cette enseignante menacée parce que voulant apprendre un chant à ses élèves avec un couplet en arabe.  Je vois également comment sans cesse on construit des figures de martyres, de résistants, on bâtit des mythes auprès de la jeunesse. Je vois l’instrumentalisation permanente , lorsque qu’un président d’Assemblée Territoriale  tout en prônant les bienfaits de la communauté de destin, s’en va à l’Université de Corte mettre de l’huile sur le feu.  Jeu politique , grands écarts. Et moi je suis là, je regarde, le pinzuttu qui devrait se la fermer parce que s’il n’est pas content il n’a qu’à retourner d’où il vient. Le  problème de la violence, médiatisée, rentable, c’est qu’on ne la voit que trop tard , après. Celle qui se tapit , celle qui est permanente, ce racisme ambiant, cette attitude de rejet dont  nul ne parle est pourtant la cause profonde du mal. Jean Francois BERNARDINI dans ses conférences et dans son livre , « L’autre enquête corse » se focalise sur un trauma, une plaie ouverte à Ponte Novu en 1769 et jamais refermée. C’est une bonne piste mais sans doute pas la seule qui ai creusé un fossé au fil des siècles entre Corse et Etat français. Dans notre histoire récente, du lâche assassinat du préfet Erignac en passant par l’innaceptable « affaire Bonnet » jusqu’aux événements des ces derniers jours, les carences de l’état sont énormes, indiscutables : refus de dialogue, de reconnaissance (http://www.grainsdesable.org/2021/01/31/reconnaissance/) , mépris, déni de justice , pour un « continental «  comme moi la longue liste fait honte. Depuis Michel Rocard** et ses prises de positions courageuses, rien n’ a été entrepris, compris, mis en place. De simples saupoudrages et un profond mépris . Et la responsabilité des corses ? Elle est importante aussi à avoir sans cesse cloisonner tout débat , toute discussion, dans un cadre « nationaliste », incluant une forme de légitimité du sang, faisant peser sans cesse la menace de la violence, l’appartenance à un « groupe », une « communauté « : soit tu es avec nous, soit tu te tais, soit tu t’en vas. Dans le cas présent , quel droit à un autre propos, à un autre discours? Lorsque M Talamoni assurait la défense de M Colonna il disait : « je condamne l’acte mais pas les auteurs », il arrivait à dissocier l’homme qu’était M Erignac, un père de famille, un être humain, avec une cause. Avons nous la liberté de faire de même ? Pourrions nous  dénoncer les manquements honteux de l’état français, l’acte criminel porté à Yvan Colonna, déplorer la mort d’un homme, dénoncer les scandaleuses conditions qui ont permis cet acte, réclamer une véritable enquête, exiger des condamnations , etc, tout en ne soutenant ni la cause d’Yvan Colonna, ni le bonhomme lui même, ni cette partie de la jeunesse corse raciste , violente, manipulée, ni ceux qui applaudissent des cagoulés lynchant des CRS?  ? Pouvons nous apporter notre soutien moral à sa famille sans cautionner une cause ni l’acte qu’il a commis? Cela parait quasi impossible. Il n’y a pas d’espace pour cela.  La simplification à l’oeuvre ici comme partout, deux camps, deux équipes, les bons, les méchants, avec ou contre, a exclu tout débat ou toute possibilité de position autre. C’est le triomphe de l’émotion, la réaction émotive au détriment du combat politique, la valorisation du bras de fer, du combat de coqs, de la vengeance, et bien sûr de la violence. Le combat politique justifié pour plus d’autonomie de la Corse, pour la reconnaissance des erreurs et des drames du passé, ainsi que  d’une culture, d’une langue, d’un peuple pourrait rassembler bien plus largement . 

Yvan Colonna, même libéré de manière cynique de son état carcéral, reste toujours prisonnier et otage de sa mort, dûe aux  manquements de l’état mais aussi comme il l’aura longtemps été de sa propre cause. La Corse elle restant prisonnière de sa propre image dans ce jeu de dupes dont nul ne sort gagnant. 

Laurent Billard 

*JF Bernardini : https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bernardini-i-muvrini/blog/150322/il-n-y-que-la-violence-qui-paie

**Michel Rocard:  « Il serait dommage et dangereux qu’une frilosité républicaine bornée l’empêche d’établir entre la France et la Corse de nouvelles relations fondées sur la confiance réciproque. La République en sortirait à coup sûr renforcée, alors que la persistance de la crise l’affaiblit gravement. »  toujours 

3 réponses à « Yvan, la double peine »

  1. Tout cela est très compliqué et à la fois très simple, l’histoire doit servir normalement à ne pas commettre les mêmes erreurs, elle ne doit pas être oubliée; mais on ne doit pas s’en servir pour excuser et se porter en victime inlassablement. La force réside dans le fait de laisser le passé derrière et d’avancer, faire preuve de résilience.

  2. Merci pour ce texte.
    Une fois de plus, lorsque la pensée complexe rencontre l’indignation, on sort des pièges de l’explication simpliste et de la violence, celle qui borne aux échanges manichéens, à l’exclusion et à la recherche de coupables fragiles ou chimériques.

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